Ximénès Doudan (a)

Publié le par Ivan de Duve

C’est à mon ami Francis Conem que je dois de connaître cet écrivain entièrement éclipsé de nos jours. Et pourtant…

 

 

J’ai connu Francis alors qu’il dirigeait un bulletin littéraire « Les messages de Psychodore » édité par le Cercle Han Ryner. De son vrai nom Jacques Henri Ner, Han Ryner (1861 – 1938) avait donc deux associations d’auteur : La Société des Amis d’Han Ryner, fondée en 1919, et Le Cercle Han Ryner, fondé en 1981. . Mais Francis parvenait à sortir des numéros du bulletin sans qu’aucun article ne se réfère à cet écrivain. C’est que Francis est une encyclopédie vivante à lui tout seul et que son immense érudition ne parvenait pas à se limiter à un seul écrivain.

 

 

Né à Lille en 1932 et vivant actuellement à Aix-en-Savoie, Francis est avant tout poëte[1] et a connu des dizaines et des dizaines d’autres poëtes. De plus, il a connu personnellement de grands écrivains dont Blaise Cendrars (1887 – 1961) n’est pas le moindre. En dehors de Han Ryner, il voue un culte particulier à Sainte-Beuve (1804-1869), à Berthe Bolsée (1905 – 1983), à Ximénès Doudan, Entre 2003 et 2005, il publie aux Éditions Gerbert six opuscules « en marge de Ximénès Doudan ». C’est ce qui m’a donné envie de connaître cet écrivain qui m’était entièrement inconnu. J’ai pu acquérir Des révolutions du goût[2], les 4 tomes de Mélanges et Lettres[3] et la thèse universitaire Ximénès Doudan, sa vie et son œuvre de Claire Witmeur[4], très complémentaire de la longue introduction par Henri Moncel à Des révolutions du goût.

 

 

C’est ainsi que j’ai appris que « l’aimable Doudan » comme l’appelait Sainte-Beuve a mené une existence fort en retrait du monde. À l’âge de 25 ans, il entre comme précepteur dans la famille de Broglie au sein de laquelle il vivra jusqu’à sa mort. Il trouve, souligne Claire Witmeur, une large compensation à la médiocrité de son existence dans les deux passions qui seront celles de toute sa vie : la lecture et l’amitié. Grâce au Ciel, il possédait également un don d’écriture.

 

 

Sa culture était vaste. Il lisait le français, le latin, le grec, l’anglais, l’italien et des livres allemands en traduction française. C’est ainsi qu’il écrit dans Des révolutions du goût : « Il ne faut donc point s’étonner que l’histoire en général attire si peu les esprits ; qu’elle dise si peu aux imaginations de l’ordre moyen. Rien, cependant, ne devrait avoir un plus vif intérêt pour l’homme que les hommes qui l’ont précédé dans la vie, s’il les pouvait bien voir et bien connaître ». Il est également porté vers la poésie : « La poésie, cette science émue et populaire, réfléchit cette lumière lointaine ; la poésie des siècles savants prend ces teintes qui font reconnaître une eau profonde ». Et, parlant de Mozart, il complète son jugement : « Des sons évoquent des images pour le poète ; à leur tour, les images du poète, sans liaison apparente, donnent tout à coup au musicien les motifs les plus brillants de sa composition. Ce sont là comme les échos du monde idéal produits sans lois connues ou plutôt par des lois inconnues ». Et constate : « Un esprit juste, s’il est aidé par une imagination vive, entend le vent courir sous les bois de l’Éden de Milton comme sous le dôme des forêts réelles, parce que le vrai beau contient le réel, comme la réalité recèle en elle les semences du beau ». Remarquable précepteur, « Il avait en horreur le savoir livresque et le pédantisme. Ce qu’il cherchait, c’était à développer le jugement, à cultiver l’esprit qu’il craignait de dessécher par l’abus de la mémoire » comme l’écrit si joliment Claire Witmeur qui complète en soulignant : « Peu à peu, Doudan se fit remarquer des hôtes les plus éminents du salon de Broglie par sa conversation pleine d’esprit et de charme » qui conclut on ne peut plus justement : « C’est un point qu’on a souvent négligé ; on a vu presque exclusivement en Doudan l’homme d’esprit et l’homme de goût. Mais ce bel esprit était au fond un sentimental et un tendre ; il dissimulait soigneusement cette sensibilité très vive, peut-être parce qu’il la savait trop vulnérable ». Doudan, lui-même, écrit : « Être simple, voilà qui me paraît le sublime de la philosophie et aussi le point le plus difficile à atteindre… ». Et notre Claire Witmeur de constater : « Peu à peu, chez les Broglie, Doudan cessait d’être considéré comme un précepteur pour devenir un ami ». Ce fut vrai pour le duc V. de Broglie, pour son épouse, née Staël, pour leurs enfants, pour leurs relations. Le père d’Albertine Staël, dont elle portait le nom, était baron mais son vrai père était probablement Benjamin Constant.

 

 

Quant à Doudan, il voit plus loin en constatant : « Dans ce voyage éternel de l’homme vers l’inconnu, des étoiles brillaient déjà sur nos têtes, que nos pères n’avaient point vues » et en rêvant de cet écrivain méconnu qui « aura réellement excité en moi les pensées, les sentiments qui élèvent par moment les âmes au-dessus de la région du réel » ce qu’il formule comme suit : « Je ne puis m’empêcher de croire que ces formes du beau que l’art et la nature manifestent à l’envi, ne soient bien réellement des guides placés par la Providence sur notre route pour nous attirer sans cesse sur les hauteurs ». En effet, ajoute-t-il fort judicieusement « l’âme est un feu qui s’éteint, s’il ne s’augmente ». Et, visionnaire de ce début du XXIe siècle, il conclut par ces mots prémonitoires : « s’il arrivait donc un jour où l’homme cessât de croire à la morale, ne la sentît plus, il lui deviendrait impossible de reconstruire le beau dans sa perfection ; car il chercherait vainement en lui-même l’un des éléments dont le beau se compose ».                                                                                        

 

 

 

 

Ivan de Duve

 

Printemps 2006

 



[1] Pourquoi j’écris poësie et poëte ? Parce qu’en 1830 – 1850, on écrivait ainsi, et que je trouve cela autrement joli que poésie et poète. (Lettre à Ivan de Duve datée du 11 mars 2006).

 

[2] Édité chez Les Presses Françaises en 1924, les 4 tomes de Mélanges et lettres édités chez Calmann Lévy en 1878

 

[3] Édités par Calmann Lévy entre 1876 et 1877.

 

[4] Éditée par la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège en 1934

 

Publié dans Journal intime

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