Witold Gombrowicz

Publié le par Ivan de Duve

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Witold Gombrowicz

 

 

 

Né à Maloszyce en 1904

 

 

 

Mort à Vence en 1969

 

 

 

 

 

 

Le Journal est un genre littéraire rare et qui peut être passionnant. Le Journal d’André Gide a eu l’honneur de la Pléiade. En son temps, j’ai apprécié ceux d’Alfred Fabre-Luce Journal de la France 1939-1944 et Journal de l’Europe 1946-1947. Aujourd’hui j’ai dévoré le Journal de Witold Gombrowicz (Folio 2767 et 2768) qui court de 1953 à 1969. C’est Dominique de Roux[1] qui me l’a fait découvrir et je lui en sais gré.

 

 

 

 

 

 

Un mois avant l’éclatement de la deuxième guerre mondiale, Gombrowicz s’exile volontairement en Argentine où il a vécu à la limite de la misère un quart de siècle. Il y commence son Journal en 1959. La lecture en est facile. Une des premières phrases fait penser à Jean Raspail : « Ah ! Si, dans ce royaume de la fiction passagère, on pouvait entendre une voix réelle ! ». Ou, plus loin, celle-ci « Tout ce qui tient du rêve me fascine et m’excite. »

 

 

 

 

 

 

Puis, il révèle lui-même : « À l’opposé de celle de l’émigration, la voix du Pays retenti si claire et si catégorique qu’il est difficile de croire que ce n’est pas la voix même de la vérité et de la vie. Ici, au moins, on sait à quoi s’en tenir : il y a le noir et le blanc, le bien et le mal ; ici, la morale sonne, martiale, et tape comme une trique. Le chant serait magnifique si les chanteurs n’étaient à ce point terrorisés, si l’on ne sentait dans leur voix ce tremblement vraiment pitoyable… Au sein d’un gigantesque silence, voilà que se forme, inavouée, bâillonnée, muette, la réalité nouvelle. »  À Buenos Aires, Gombrowicz se tient au courant de ce qui s’écrit en Pologne dont il reçoit un courrier intéressant. Il répond à Milosz « … l’on peut, sur des choses périssables, écrire d’une manière impérissable » et il ajoute dans son Journal « Une littérature de gros calibre ne saurait viser que des buts lointains et veiller jalousement à ce que rien ne vienne affaiblir sa portée. Si vous voulez que vos obus portent loin, dirigez votre canon vers le ciel. » Pour lui, « De nos jours, le courant de pensée le plus moderne sera celui qui saura redécouvrir l’individu ».

 

 

 

 

 

 

Et c’est ce que fait Gombrowicz au long des pages de son Journal: Se découvrir, découvrir son moi. Et il ajoute pour lui-même comme pour les écrivains qui le liront : « Ta place n’est point parmi eux mais en dehors d’eux : tu es la corde è sauter des enfants qu’il faut d’abord lancer devant soi pour pouvoir sauter au-delà… » Je suis certain que Nicolas Bonnal qui séjourne en Argentine aurait aimé fréquenter les mêmes cafés que lui et discuter des heures et des heures sur tous les sujets qui leur tiennent à cœur : La forme, l’humanisme, la morale, la peinture, la jeunesse, les juifs, les Argentins, la douleur, les femmes, l’agonie et la mort. Aux petites heures du matin, ils auraient trouvé une quantité inimaginable de points communs ! Au milieu de la nuit, Gombrowicz lui aurait lu un passage de son Journal « Dès lors, pourquoi l’Art, et l’art seul, devrait-il rester tabou ? L’art n’exige-t-il pas –lui en premier lieu- une révision ? Une révision de plus ? Une révision encore plus tranchante que les autres ? Car enfin, c’est les écuries d’Augias ! Rien de plus absurde que les rapports entre nous et l’art. » Et, quelques heures plus tard, pour lancer la conversation dans une autre direction : « La sainteté, le caractère sacré des choses ne se mesurent pas à la grandeur du dieu, mais à l’acharnement de votre âme, libre de sanctifier n’importe quoi… Et d’ajouter « On ne saurait lutter contre le choix de l’âme… » Et de terminer cette nuit imaginaire par : Et laissez-moi encore vous dire pour la mille unième fois ce qui est évident depuis des siècles : que la philosophie sera tours ridicule ! Et bête ! mais d’un bête ! Car enfin, la bêtise n’est rien d’autre que la sœur jumelle de l’intelligence et s’épanouit en florissant non pas sur le terreau vierge de l’ignorance, mais bien sur la glèbe féconde arrosée de la septième sueur des penseurs et des sages… Et je souscris à la croyance commune qui voit dans les penseurs les plus profonds les fournisseurs de la plus solide des bêtises. » Puis, à l’arrivée de Robert Steuckers, d’encore ajouter : « J’estime que, dans l’histoire de notre civilisation, l’élément le plus atroce a été que nous avons –soit de notre plein gré, soit sous contrainte- borné et limité notre esprit. » Et : « … car la nécessité de défendre ce qu’autrefois on appelait simplement ‘l’âme’ contre les puissances collective déformantes et inhumaines s’imposait de plus en plus. »

 

 

 

 

 

 

Pour éviter l’hiver humide de Buenos Aires, Gombrowicz se rend à Santiago. « Au premier abord, notre voyageur s’est dit : après tout, qui sait si le rêve le plus fantastique ne serait pas ici réalisable, tant Santiago se révélait docile et bienveillant… facile… Bientôt pourtant cette facilité allait montrer les dents… des dents parfaitement blanches. »

 

 

 

 

 

 

Gombrowicz, dans le Tome 2, commence par fulminer : « Il est triste que les universités produisent chaque année des milliers d’ânes dont chacun trouvera tôt ou tard son infaillible ânesse. Puis : En Amérique du Sud aussi on commence à étouffer au milieu de ces étudiants qui ne savent que ce qu’on leur a fourré dans la tête et qui, farcis de connaissances, ont oublié qu’il existe des choses aussi peu constantes que le caractère, la raison, la poésie, la grâce. La laideur grossière de ces travailleurs intellectuels, spécialistes de médecine, de droit, de technique, etc., commence à sévir même ici, en Argentine. Insensibles à l’art, ignorants de la vie, formés aux abstractions, ils sont présomptueux et lourds. »

 

 

 

Il émet son jugement : «Car ce n’est pas dans des analyses intellectuelles mais dans l’action –une action solidement ancrée dans la première personne du singulier- que se cache la réponse. Veux-tu savoir qui tu es ? Ne le demande pas. Agis. L’action te définira et te situera. » Et conclut : « Être quelqu’un, c’est apprendre sans cesse qui l’on est, non le savoir d’avance. »

 

 

 

 

 

 

Il aborde ensuite sa conception de l’art. «… chaque œuvre littéraire se situe sur divers plans, plus ou moins proches ou lointains ; l’histoire doit d’abord ‘émouvoir, amuser, faire rire’ puis elle acquiert diverses significations profondes’ et c’est seulement dans son sens ultime qu’elle devient (si elle en est capable) abyssale, vertigineuse, voire démentielle. Il faut établir pour principe –et s’y tenir- qu’on ne peut parler des aspects profonds de l’art contemporain qu’après avoir dominé ses aspects plus superficiels, plus sommaires, sa relation à l’art déjà existant. » « Saisissez d’abord l’œuvre dans sa forme la plus facile, la plus ‘publique’, et après seulement hasardez-vous dans les coulisses. De la métaphysique, d’accord, mais commencez par la physique.  Saisissez aussi l’œuvre dans son rapport avec le passé, avec la littérature plus classique car, après tout, chaque nouveauté, même la plus révolutionnaire, sort des formes anciennes auxquelles le destinataire est habitué. Et il parle du nouveau roman comme d’une cravate somptueuse sur une chemise sale. » Et constate que « … l’on voit naître une nouvelle catégorie de fonctionnaires : le fonctionnaire de l’esprit ». Bien vu !

 

 

 

 

 

 

Ensuite, Gombrowicz nous promène à Berlin et à Paris ; ce n’est pas triste de s’y promener avec lui. Et il nous rasure : « Je finissais par savoir que la passion est plus indiquée à la vieillesse qu’aux jeunes. » Et nous enchante en écrivant que : « La beauté compte, ne l’oublions pas, parmi les moteurs secrets mais puissants de l’Histoire. » Il se recherche à Berlin et à Paris et se trouve enfin à Royaumont : « L’artiste ou la subordination de la vérité à la vie, l’usage de la vie à des fins personnelles ». La vérité de Gombrowicz, comme cette de son rival Mishima, se trouve tout au long de son journal dans la recherche et la défense de son moi qui n’est autre que la défense de l’individu à une époque où, en dehors de Ayn Rand, on niait son existence. Son Journal est en réalité une autobiographie en mouvement, une lente recherche de son moi pour préparer sa mort. Essai transformé par un très grand écrivain universel.

 

 

 

Ivan de Duve 4 février 2006

 Cet article est paru dans le site www.lesmanantsduroi.com / Civilisation / Les Belles Lettres, article n° 5135, 8 mars 2006

 

 

 

 

 

 

 

 

Witold Gombrowicz : Journal, folio n° 2767et 2768

Cet article est paru sur le site www.lesmanantsduroi.com le 1er avril 2006

 

 

 



[1] Jean-Luc Barré Dominique de Roux, le provocateur (1935-1977), Fayard 2005

 

 

 

 

 

 

Publié dans Lectures

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article